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Jul 12
Sunday
Dharma Teachings
Prendre acte de la mort

par Chögyam Trungpa Rinpoche

Lorsque nous discutons de maladie physique ou men­tale, il faut reconnaître l’importance que nous accordons à notre sens de la survie. Nous voulons survivre et quand nous parlons de guérir, nous parlons en réalité de la manière de survivre. Vue sous un autre angle, notre stratégie de survie cor­respond au schème de notre réaction au fait de la mort.

Photo Miksang de Miriam Hall

"De la mort, la vie": Photo Miksang de Miriam Hall

Il n’est pas nécessaire de s’efforcer pour cacher ce qui est difficile à annoncer; d’un autre côté, il n’est pas utile de pousser les choses à l’extrême. On devrait tout au moins aider la per­sonne à comprendre un peu mieux l’idée de perte — la possibilité de ne plus exister et de se dis­soudre dans l’inconnu. Toute relation n’a d’intérêt que pour partager un peu d’honnêteté et explorer jusqu’où elle peut nous mener. C’est ainsi que les rela­tions peuvent se révéler extrêmement puissantes, intenses et magnifiques. Il se peut qu’on ne retienne qu’une faible trace de cette inten­sité, qu’on ne s’ouvre que tout juste assez. Mais même cela vaut la peine. C’est un pas dans la bonne direc­tion.

Certains parlent de guérison comme s’il s’agissait de magie; cela fait penser aux prétendus guérisseurs qui posent leurs mains sur un malade et les soulagent miraculeu­sement; d’autres pré­fèrent parler de l’approche physique de la guérison au moyen de médicaments, de la chirurgie, et ainsi de suite. Je crois que l’essentiel est de voir que toute guérison réelle doit venir d’une sorte d’ouverture psycho­logique. Nous avons constamment l’occasion de nous ouvrir de la sorte; il y a toujours des brèches dans nos structures conceptuelles et physiques. Lorsqu’on commence à expirer, on fait alors de la place pour laisser entrer de l’air frais. Si l’on ne respire pas, cet air ne peut absolument pas pénétrer. C’est une ques­tion d’attitude psychologique et non de prise de con­trôle par des puissances externes qui gué­rissent. L’ouverture semble être la seule clé de la gué­rison. Cette ouverture signifie que nous consentons à recon­naître que nous valons quelque chose; nous disposons d’une espèce de terrain pour entrer en rapport avec tout ce qui nous arrive.

Le rôle de celui qui soigne ne se limite pas à guérir la mala­die; il doit trancher net dans la tendance à voir la maladie comme une menace de l’extérieur. En agissant comme un compagnon, avec sympathie, il laisse entrevoir la gué­rison ou la santé mentale sous-jacente, qui sape alors les concep­tions naïves à propos de la maladie. Il s’occupe de ces brèches qui nous donnent du fil à retordre dans la vie, des moments où on perd le moral.

Les gens ont tendance à penser que leur maladie est particulière, qu’ils sont les seuls au monde à en être atteints. Mais leur maladie n’est en fait ni spéciale ni terrible à ce point. Il s’agit de reconnaître que l’on naît seul et que l’on meurt seul, et que ça va comme ça. Il n’y a rien de particulièrement inusité ou de terrible dans tout ça.

Il arrive souvent que la notion de maladie soit con­sidérée comme un problème purement mécanique : quelque chose s’est enrayé dans la machine, dans le corps. Pour une raison ou une autre, on pas­se ainsi à côté de la question. Ce n’est pas la maladie qui est le gros problème, mais l’état psycho­logique qui se cache derrière. D’abord, on ne serait pas tombé malade si l’on n’avait pas perdu une sorte d’intérêt ou d’attention. Qu’on ait été renversé par une voiture ou qu’on ait attrapé un rhume, il y a eu un moment où l’on n’a pas porté attention à sa personne — un moment vide où l’on a cessé d’établir un rapport approprié aux choses. Le pro­cessus de vigilance continue pour suivre son état psycholo­gique a été interrompu. Dans la mesure où on les invite, toutes les maladies — et pas uniquement celles qu’on con­sidère tradi­tionnel­lement comme psychosomatiques — sont d’ordre psycholo­gique. Notre état d’esprit est l’instigateur de toutes les maladies. Et même une fois que l’on a soigné le mal et que les symptômes ont disparu, on ne fait que semer les graines de névroses supplémentaires lorsqu’on fait semblant que le problème est réglé.

Il semble que nous évitions généralement d’assumer notre respon­sabilité psychologique, comme si les maladies étaient des événements extérieurs qui s’imposaient à nous. Il y a une sorte d’assoupissement; nous ratons des brèches dans la structure apparemment solide de nos vies. De cette impres­sion de négligence parvient un message de taille. Nos corps réclament notre attention; ils exigent que nous por­tions réellement attention à ce qui se produit dans nos vies. La maladie nous ramène au ras du sol et fait que les choses semblent beaucoup plus directes et immédiates.

La maladie est un message direct indiquant qu’il faut adopter une attitude d’attention appropriée : il faut nous montrer plus intelligents. Nos esprits et nos corps sont très immédiats. Vous êtes le seul à savoir comment votre corps se sent. Personne d’autre ne s’en préoccupe; personne d’autre que vous ne peut le savoir. Il y a donc un éveil naturel à ce qui est bon pour vous et à ce qui ne l’est pas. Vous pouvez réagir intelligemment à votre corps en portant attention à votre état d’esprit.

C’est pour cette raison que la pratique de la médita­tion peut se révéler la seule manière de vraiment vous guérir. Même si utiliser la méditation comme une espèce de traitement peut sembler une attitude matérialiste, la pra­tique elle-même tranche sans tarder cette attitude. Au fond, l’attention correspond à un sentiment de recueillement. Pendant la méditation, nous n’accomplissons rien; nous restons là simplement à voir nos vies. Il s’en dégage une impression générale de surveillance, et une conscience du corps comme mécanisme extrêmement sensible transmettant sans arrêt des messages. Si nous ratons toutes les autres occa­sions d’en­tendre ces messages, nous tombons malade. Nos corps nous forcent à être attentifs sur-le-champ. Il est donc important de ne pas s’efforcer de se débarrasser de la maladie, mais bien de l’utiliser comme un message.

On perçoit son désir de se débarrasser de la maladie comme un désir de vivre. Mais ce n’est souvent que le con­traire : on cherche à éviter la vie. Même si l’on semble vouloir vivre, on ne veut en réalité que se dérober à l’in­tensité. Voilà une distorsion qui ne manque pas d’ironie : on veut, en fait, guérir de manière à éviter la vie. L’es­poir de guérison est donc un gros mensonge; c’est la plus grande conspiration entre toutes. En effet, toute forme de diver­tissement — les films ou les divers programmes de soi-disant croissance personnelle — tente de nous persuader que nous sommes en prise avec notre vie, alors que nous entrons en fait dans une stupeur plus profonde.

La relation de guérison est une rencontre de deux esprits : celui de la personne qui soigne et celui du pa­tient, ou d’ail­leurs du maître spirituel et de l’élève. Lorsque les deux personnes sont ouvertes, une espèce de dialogue sans effort peut s’amor­cer. La communication se déroule naturellement parce que les deux personnes sont dans la même situation. Si le patient est dans un état lamen­table, celui qui soigne ressent la misère du patient : pendant un moment il se sent plus ou moins comme lui, tout comme s’il était lui-même ma­lade. Pendant un moment, les deux personnes ne sont pas séparées et un rapport authen­tique a lieu. C’est exactement ce dont le patient a besoin : quelqu’un reconnaît qu’il existe et qu’il a grand besoin d’aide. Quelqu’un voit réellement au travers de sa maladie. Le processus de gué­rison peut alors commencer pour le pa­tient parce qu’il se rend compte que quelqu’un est entré en communication totale avec lui. De part et d’autre, on a aperçu un terrain commun. La toile de fond psycho­logique de la maladie commence alors à se défaire, à se dissoudre. Le même phénomène s’applique aux rencontres entre le maître de méditation et son élève. Un éclair de com­préhension se produit — rien de mystique ni de «super», comme on dit –, une communication directe toute simple. L’élève et le maître comprennent au même moment. C’est au cours de cet éclair commun de compréhension que la connais­sance est transmise.

Ici, je ne fais plus aucune distinction entre médecins et psychiatres : que l’on travaille sur le plan psycho­logique ou physique, la relation avec le patient doit être exactement la même. L’atmosphère d’acceptation est extrê­mement simple mais très efficace. L’essentiel c’est que le médecin et le patient soient capables de partager leur sentiment de douleur et de souffrance — la claustrophobie, la peur ou la douleur physique. Le médecin doit sentir qu’il fait partie de l’ensemble de la situation. Il semble que de nombreux médecins évitent ce type d’identification; ils ne veulent pas participer à une expérience aussi intense. Ils s’ef­forcent au contraire de jouer la carte du médecin très relaxe, imperturbable, et adoptent une approche davantage axée sur l’efficacité comme s’il s’agissait de brasser des affaires.

Nous parlons tous la même langue; nous faisons l’expé­rience d’un type de naissance similaire et nous allons tous mourir. Il y aura donc toujours un lien, une continuité entre vous et l’autre. Il faut aller plus loin que de lancer machinalement «Oui, je sais; ça fait très mal». Au lieu de se contenter de sympathiser avec le patient, il est impor­tant de vraiment sentir sa douleur, et de partager son anxiété. Vous pouvez alors dire sur un autre ton : «Oui, je sens cette douleur.» S’ouvrir totalement signifie que vous êtes pris entièrement par le problème que vit le patient. Il se peut que vous ne sachiez pas vraiment comment y faire face, et que vous deviez vous résoudre à faire pour le mieux, mais même une telle maladresse est une immense affir­mation de générosité. L’ouverture totale et la déroute se rencontrent donc en un point très fin.

Dans le rapport entre médecins et patients, il y a beaucoup plus que les règles à appliquer strictement et la recherche du médicament approprié. Selon le boud­dhisme, l’essence de l’homme est faite de compassion et de sagesse. Il n’est donc pas nécessaire d’acquérir le sens de la commu­nication adroite en cherchant à l’extérieur de vous-même; c’est déjà là. Et cela n’a rien à voir avec l’expé­rience mystique ou n’importe quelle extase spirituelle supé­rieure; c’est seulement la situation de travail de base. Si quelque chose vous intéresse, c’est cela l’ouverture. Si la souf­france et les conflits que vivent les êtres vous inté­res­sent, cette ouverture est sans cesse à votre disposition. Vous pouvez alors faire naître un sentiment de confiance et de compréhension de sorte que l’ouverture se transforme en compassion.

Il est possible de travailler auprès de soixante per­sonnes par jour et de se découvrir des atomes crochus avec chacune d’entre elles. Il faut alors éprouver un sentiment de dévouement total, et consentir à rester alerte, sans essayer d’atteindre un but précis. Lorsque vous visez un objectif, vous essayez alors de manipuler l’interaction et la guérison ne peut avoir lieu. Vous devez comprendre vos patients et les encourager à communiquer, mais vous ne pouvez les y forcer. Ce n’est qu’à ce moment-là que le patient, qui se sent séparé, – ce qui est aussi une sensa­tion de mort – commence à se rendre compte qu’il y a de l’es­poir. Enfin quelqu’un se soucie vraiment de lui, quel­qu’un écoute vraiment, même si cela ne dure que quelques secondes. C’est ainsi qu’une communication intense, très authentique peut avoir lieu. Une telle communication reste simple : elle ne cache aucune astuce et n’oblige à apprendre aucune tradition complexe. Il ne s’agit pas d’ap­prendre «comment» le faire, mais bien d’amorcer la communi­cation, sans plus.

Les psychiatres et les médecins, tout comme leurs patients, doivent en arriver à accepter le sentiment d’an­xiété que fait naître la possibilité de ne plus exister. Lorsque ce type d’ouverture est présent, le médecin n’a pas à résoudre entièrement le problème du patient. Par le passé, l’approche consistant à s’efforcer de tout réparer a tou­jours posé un problème. Une telle façon de faire engendre une série de traitements et de supercheries qui semb­lent aller de pair. Une fois qu’on a pris acte de la peur fonda­mentale, il devient très aisé de pour­suivre le traitement. La voie arrive jusqu’à vous : il n’est pas nécessaire d’es­sayer de la créer pour vous-même. Les profes­sionnels de la santé ont l’avantage de pouvoir s’épa­nouir en travaillant dans une vaste gamme de situations. Les possibi­lités de cultiver la vigi­lance et l’ouverture sont sans fin. Il est bien sûr tou­jours plus facile de regarder de haut le patient et sa maladie en pensant que vous avez bien de la chance de ne pas souffrir de ce mal. Vous pouvez vous sentir un peu au-dessus de tout ça. Mais prendre acte du terrain commun — l’expé­rience commune de la naissance, de la vieillesse, de la mort et de la peur qui les sous-tend — engendre un sentiment d’humi­lité. C’est le début du processus de gué­rison. Le reste semble suivre assez facilement et naturel­lement sur la base de la compassion et de la sagesse inhé­rentes à chacun. Ce processus n’est pas spécialement mys­tique ni spirituel; c’est une expérience humaine simple, ordinaire. La première fois que vous essayez d’aborder quelqu’un de cette manière, cela pourra vous sembler dif­ficile. Mais il suffit de le faire sur-le-champ.

En fin de compte, que veut-on dire lorsqu’on déclare qu’un patient a été guéri?  Ironiquement, être guéri signifie que la vie ne gêne plus le patient; il peut faire face à la mort sans ressentiment ni attentes.

Le Cœur du sujet, Chögyam Trungpa, Éditions du Seuil, Paris, 1993. Traduit par Stéphane Bédard, Les Traductions Nalanda.

Version orginale publiée sous le titre “Acknowleging Death” dans “Heart of the Buddha”, et publiée par Shambhala Publications.

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